mardi 22 février 2011

L'erreur judiciaire

L'erreur judiciaire

Un objet de connaissance mal défini

L'erreur judiciaire est au cœur de nos préoccupations sociales contemporaines. Des affaires sensibles nous l'ont récemment rappelé — et nous le rappellent pratiquement chaque jour. Reste que la littérature produite sur ce sujet est étrangement rare, et quand elle existe, se limite souvent à revisiter éternellement les cas de Calas, Lesurques, Dreyfus, Seznec, ou plus près de nous Mis et Thiénot, Ranucci, etc. Même les avocats pénalistes les plus réputés se limitent à des ouvrages polémiques, à des recueils d'anecdotes ou à des collections de faits, sans tenter vraiment d'analyser la notion d'erreur judiciaire — comme s'il s'agissait d'une donnée a priori ne méritant pas examen. Comme telle n'est pas notre opinion, nous voudrions ici, en quelques pages, indiquer quelques pistes de réflexion et tracer quelques voies que nous tenterons peut-être d'approfondir sous d'autres formes. Ce sont les limites de ce qui va suivre — s'y ajoute le fait que ces remarques sortent de la plume d'un historien, certes quelque peu familier de ces questions, non d'un juriste, d'un sociologue ou d'un philosophe.

L'erreur

Il est un peu vain de nier radicalement la notion d'erreur. Mais la question est beaucoup moins simple qu'il n'y paraît à première vue. Si l'erreur est le contraire de la vérité, on pourrait lui appliquer la même classification que donne Tzvetan Todorov pour cette dernière :

Deux sens du mot, au moins, doivent être distingués : la vérité-adéquation et le vérité-dévoilement, la première ne connaissant comme mesure que le tout et le rien, la seconde le plus et le moins. Que X ait commis un crime est vrai ou faux[1], quelles que soient par ailleurs les circonstances atténuantes ; et de même pour savoir si les juifs sont, oui ou non, partis en fumée par les cheminées d'Auschwitz. Si la question porte cependant sur les causes du nazisme ou sur l'identité du Français moyen en 1991, aucune réponse de ce genre n'est concevable : les réponses ne peuvent contenir que plus ou moins de vérité, puisqu'elles aspirent à dévoiler la nature d'un phénomène, non à établir des faits[2].

En inversant les données du problème, on dira que l'erreur d'adéquation consiste à choisir une position objectivement fausse, l'erreur de dévoilement à comprendre de manière plus ou moins erronée la nature d'un phénomène. L'erreur d'adéquation est ce qui conduit à un résultat différent ou opposé au but proposé, par soi-même ou par les autres. Si je veux rejoindre un point particulier avec ma voiture et que je lis mal la carte, mon erreur va m'empêcher d'atteindre mon but, alors qu'une lecture correcte l'aurait, toutes choses égales par ailleurs, permis. Si je veux m'inscrire à un examen ou concours et que j'ai mal compris la date de clôture des inscriptions, mon erreur va m'interdire de me présenter aux épreuves qui pourtant constituaient mon but (mon but étant même de les réussir, mais cela est une autre question).

L'erreur de dévoilement foisonne dès que l'on a affaire à des spéculations intellectuelles sans effet direct[3] mais elle est également courante en matière décisionnelle : ce serait par exemple celle du décideur politique interprétant de façon imparfaite l'état de l'opinion en se fondant sur des analyses en partie exactes mais incomplètes et prenant des décisions qu'il estimera populaires (on laissera de côté ici toute autre motivation) et qui lui coûteront en fait la victoire aux élections suivantes ; celle du patron interprétant selon des données en parties exactes l'état d'un marché et qui fourvoie son entreprise parce que toutes les composantes de la situation n'ont pas été correctement évaluées[4] ; celle, tragique, des dirigeants d'une nation la lançant dans une guerre en se fondant sur des hypothèses probables mais qui vont se révéler fausses.

L'erreur judiciaire est incontestablement une erreur du premier type : la justice doit trancher un conflit ou punir un coupable et elle se trompe en tranchant dans un sens contraire à la réalité, en punissant un innocent, en acquittant un coupable, en infligeant une peine inappropriée. Elle n'a pas mal interprété une situation, elle s'est trompée, tout simplement, mais on voit tout de suite qu'on a affaire là à une erreur d'adéquation déjà bien plus complexe que l'erreur de direction. On dira que la notion de possibilité d'une erreur d'adéquation absolue ou relative est fonction :

• de la nature du problème en cause. Les questions qui se rattachent au domaine des sciences abusivement dites exactes, mais certainement rigoureuses, sont plus propres à déterminer vérité ou erreur de façon simple. Le cas de l'erreur en informatique est emblématique : toute erreur de procédure aboutit à un dysfonctionnement ou à un blocage du système. Il y a donc une « bonne » et une « mauvaise » manière d'opérer. Un bâtiment doit être construit de manière à ne pas s'écrouler : l'erreur de l'architecte (ou de l'ingénieur du béton armé), en ce domaine, ne pardonne pas.

• de la nature du but recherché, selon qu'il est simple ou non d'évaluer le résultat. Un architecte doit faire en sorte que son bâtiment tienne debout. Si l'on veut qu'il soit bien adapté à l'environnement ou confortable pour ses habitants, la différence entre erreur et vérité (c'est-à-dire réussite du projet) sera beaucoup plus difficile à établir. S'il s'agit de soulager un migraineux sur le moment ou à long terme, le test est aussi facile à agencer ; s'il est question de soigner une névrose — ou de produire un baume effaçant les rides, beaucoup moins. Si un constructeur automobile annonce qu'il a inventé un moteur qui, à puissance égale, consomme moins, il est en gros possible de le vérifier. Mais s'il prétend avoir lancé la voiture la plus sûre, la contestation est bien plus facile. Si un examinateur doit évaluer des étudiants dans une discipline littéraire par une dissertation, il peut se tromper plus ou moins. Si la note est issue d'un QCM, très peu.

• de sa complexité. Plus le nombre d'items à prendre en compte est élevé, moins la différence entre erreur et vérité est nette. Une maîtresse de maison pourra à peu près évaluer si elle a ou non « réussi » sa soirée, un journaliste son article, même si tel de ses convives ou de ses lecteurs aura un avis différent. Un gouvernement demeuré au pouvoir quatre ou cinq ans aura beaucoup plus de mal, même si des critères peuvent être utilisés valablement pour jauger son succès ou son échec[5].

On aura négligé à ce stade la possibilité d'erreurs volontaires. Il n'est pas sûr que cette notion soit bien pertinente. Si je suis conscient de l'impropriété de ma décision, je ne commets pas une erreur, je cherche à nuire à autrui ou à moi-même (ce qui est le cas dans une attitude dite couramment « suicidaire » — mais qui peut alors ne pas du tout constituer une erreur). En revanche, une telle « erreur volontaire » peut contribuer à construire une erreur collective (une vraie) et par ailleurs, je peux avoir une conscience atténuée de commettre une erreur mais ma décision peut être motivée par des impératifs plus puissants qui me font choisir une autre voie, quitte à rationaliser mon « erreur ». Ces deux processus sont à l'œuvre dans nombre d'erreurs judiciaires.

Qu'appelle-t-on « erreur judiciaire » ?

Si l'on applique les trois critères de potentialité d'erreur définis ci-dessus, on dira que l'erreur judiciaire en matière pénale[6],

• résulte du mésusage d'un type de connaissance, le droit pénal, beaucoup moins rigoureux que les mathématiques mais qui prétend y tendre[7]. L'erreur devrait donc pouvoir s'y distinguer facilement de la vérité. Les verdicts « coupable », « non coupable », « coupable avec circonstances atténuantes », etc. ne forment pas une litanie indéfinie.

• a pour but la punition du coupable. À quoi sert cette punition est une autre question, infiniment plus complexe et dont nous ne débattrons pas ici. Mais le but apparent est bien de sanctionner. Il est donc simple. En principe. On verra ci-dessous que cette simplicité recèle un piège redoutable — et que dès ce stade, l'erreur judiciaire se distingue des autres types d'erreur.

• résulte de la prise en compte d'un nombre d'items prodigieusement élevé, comme l'erreur médicale d'ailleurs, sauf que beaucoup reposent ici sur le témoignage humain, l'aveu, les récits, la sincérité trompeuses et le mensonge aux aspects infinis, bref sur la plus grande machine à déformer la vérité que connaisse la nature. Et que se dessine donc la silhouette d'erreurs dont le nombre ne le cède qu'à la variété.

Mais si l'erreur « judiciaire » est une erreur comme les autres, elle n'en revêt pas moins des caractéristiques propres, très spécifiques. à ce stade, on remarquera en effet que l'expression « erreur judiciaire » n'a que peu ou pas d'équivalents dans le langage courant et que si le langage veut dire quelque chose, cette observation n'est pas sans portée. Considérons le nombre de pages Internet en français trouvées sur un moteur de recherches performant[8] (Google) et qui incluent les expressions suivantes. On donne un ordre grossièrement croissant (grossièrement, car on s'est interdit d'additionner le pluriel et le singulier — qui peuvent avoir des sens différents) :

Erreurs sanitaires 1 Erreur sanitaire 1[9]

Erreurs pédagogiques 94 Erreur pédagogique 231

Erreurs commerciales 122 Erreur commerciale 213

Erreurs mathématiques 281 Erreur mathématique 288

Erreurs de raisonnement 673 Erreur de raisonnement 676

Erreurs logiques 341 Erreur logique 1 900

Erreurs politiques 941 Erreur politique 3 230[10]

Erreurs administratives 869 Erreur administrative 4 440

Erreurs historiques 896 Erreur historique 5600

Erreurs de gestion 6 230 Erreur de gestion 1 300

Erreurs médicales 10 400 Erreur médicale 7 910

Erreurs judiciaires 12 900 Erreur judiciaire 19 800

Le résultat est assez instructif. La prééminence de l'erreur judiciaire sur tous autres types d'« erreur », écrasante. L'erreur médicale vient juste derrière et loin devant toutes les autres. Réunies, elles ne laissent guère de place aux autres types d'erreurs — d'autant plus que ces dernières sont nettement moins conceptualisées, sauf sans doute « erreur administrative ». Mais l'erreur médicale, expression nettement plus récente[11], semble assez bien cernée : erreur de diagnostic ou de traitement qui empêche la guérison d'un malade qui aurait pu être soigné, ou même aggrave son cas, voire au pire le tue. L'erreur judiciaire, notion bien plus ancienne, est aussi chargée de significations empilées, conscientes ou inconscientes, bien plus complexes.

Car au fond, qu'appelle-t-on « erreur judiciaire » ? Il n'y a de cette notion nulle définition juridique. On sait ce que le droit nomme « crime », « délit », « ministère public », « jury », « cassation », etc. Pas « erreur judiciaire ». L'absence de cette expression dans les codes du xixe siècle (et postérieurs) est, en soi, révélatrice. Reste que si elle ne figure pas en tant que telle, son ombre est omniprésente : sans jamais la nommer, comme on évite de nommer une maladie honteuse ou mortelle, les codes napoléoniens ne cessent de s'y référer. D'abord, en créant — ou plutôt en recréant sur le modèle de l'Ancien Régime — une hiérarchie des tribunaux, du juge de paix à la Cour de cassation en passant par les tribunaux de première instance et les cours d'appel[12]. Sauf quelques réserves mineures, l'appel était permis souverainement aux condamnés comme au ministère public et même à la partie civile « quant à ses intérêts civils seulement ». Or, l'appel implique que le tribunal inférieur se soit trompé, soit en fait, soit en droit, qu'il ait donc commis une erreur. Ou même, ce qu'on envisage en général beaucoup moins, est-il possible qu'il ait justement jugé et que ce soient les magistrats du rang supérieur qui, au cas où ils réforment le premier jugement, se trompent ? Ainsi l'observait finement le grand avocat pénaliste René Floriot :

Retenons […] cette constatation troublante : il y a, en France, deux degrés de juridiction, le Tribunal et la Cour qui jugent, l'un après l'autre, le même procès ; or la Cour infirme, c'est-à-dire qu'elle prend le contrepied [sic] de ce qu'ont décidé les juges du premier degré, une fois sur quatre. Les Conseillers à la Cour, qui sont choisis parmi les Juges de première instance, reconnaissent les premiers que leur promotion au grade supérieur ne leur a pas conféré l'infaillibilité. Ils ont certes le dernier mot, mais il n'est pas sûr pour autant qu'ils aient toujours raison. En d'autres termes, quand une décision de justice est infirmée, il est certain que l'une au moins des deux juridictions s'est trompée… et ce n'est pas obligatoirement celle de première instance.

Dès lors, une conclusion s'impose : la Justice se trompe soit provisoirement, ce qui est un moindre mal, soit définitivement, ce qui est infiniment plus grave, une fois sur quatre[13].

Le raisonnement de René Floriot était approximatif. Pas plus que tous les déboutés civils, tous les condamnés correctionnels ne font pas appel. Mais inversement, si le condamné ou le ministère public n'est pas encore satisfait de la décision, il lui reste le droit de se pourvoir en cassation : certes, la cour suprême n'est pas un troisième degré de juridiction comme le rappellent souvent les magistrats, mais elle peut casser une décision de cour d'appel au motif que celle-ci a méconnu un point de droit ou s'est trompée. La décision casse bel et bien, et plus même que dans le cas de l'appel, une erreur judiciaire qui est aussi obligatoirement ici une erreur juridique.

Il est au total difficile de dire dans quelles proportions la justice se trompe, en quelque sorte officiellement[14]. Une fois sur quatre en tout ? Peut-être. Mais peut-être plus : Floriot l'évoquait rapidement. De nombreuses erreurs ne résultent pas d'un jugement, du moins d'un jugement public et contradictoire : inculpés (gardons le mot ancien) mis en détention puis bénéficiant d'un non-lieu ; classements sans suite abusifs ; refus d'aménagement des conditions de détention d'un condamné, etc. Passons : la justice se trompe et se trompe souvent. Ce qui n'a rien d'étonnant : ou bien la question envisagée est très complexe, et un esprit humain normal peine à la maîtriser ; ou bien, le juge fait preuve de négligence, d'incompétence (et pourquoi les juges moins que d'autres, préfets, politiciens, chefs d'entreprise, universitaires et plombiers, seraient-ils à l'abri de ces manques ?) ; ou bien, il se laisse impressionner par des éléments forts et convaincants mais hélas erronés ; ou bien, la suffisance, l'esprit de caste, le refus de reconnaître ses « erreurs », qui là non plus ne sont pas un privilège de la magistrature, provoquent l'entrée durable dans un faux chemin.

Enfin, toutes voies de recours ordinaires étant épuisées, le code napoléonien avait eu dès l'origine l'idée de réserver une possibilité suprême de réhabilitation d'un condamné — car on ne saurait, en termes humains, déclarer les choses irrévocables pour l'éternité ; qui peut connaître l'avenir ? C'est la procédure de révision, indépendante de la hiérarchie des tribunaux. Mais avant d'en venir là, il faut nous interroger sur ce que le public, grand et même averti, entend le plus souvent par « erreur judiciaire ». On verra que les deux éléments sont liés et que c'est seulement quand nous aurons répondu à la seconde question que nous pourrons comprendre l'évolution dans le temps de la procédure indiquée.

En principe, si l'on appelle « erreur » un processus qui fourvoie l'institution (ici, judiciaire) dans une mauvaise voie par rapport au but recherché (la justice), les erreurs sont de divers types, et l'énumération qui suit n'est pas limitative :

• erreurs au civil (ou au commercial) : indemnités allouées à tort ; ou insuffisantes ; jugements de divorce mal équilibrés ou déniant la réalité des faits ; erreurs dans des affaires de propriété foncière, de contrats entre particuliers, de contrats commerciaux, de droit du travail, etc.

• erreurs au pénal : innocents condamnés à tort bien sûr, on va y revenir abondamment ; mais aussi coupables innocentés ou insuffisamment condamnés ; victimes non reconnues, etc.

Or, et très tôt semble-t-il, le sens de l'expression s'est fortement restreint. Bien que je n'aie trouvé aucun sondage sur la question, il semble que l'on étonnerait fortement la plupart des nos contemporains en parlant d'erreur judiciaire pour un droit de garde accordé à la mère plutôt qu'au père divorcé ; pour une indemnité insuffisante accordée à la victime d'un accident de la route dont elle n'est nullement responsable ; pour un dangereux criminel condamné à une peine à l'évidence très indulgente ; pour un détenu sur lequel pèsent de forts soupçons et libéré à la suite d'une erreur de procédure ; pour une affaire très grave demeurée « sous la pile ». On parlera alors de dysfonctionnements, d'erreurs « de la justice », de fautes, mais « erreurs judiciaires » aura bien du mal à passer le nœud de la gorge ou le bec de la plume. Dans une affaire récente, dramatique et fortement médiatisée, on lit :

Il arrive que les magistrats soient confrontés à la tâche, déchirante et surhumaine, de juger les dysfonctionnements, les erreurs, les fautes de la Justice — c'est-à-dire d'autres magistrats. C'était le cas il y a quelques mois au procès d'Outreau, avec la reconnaissance du calvaire infligé à des personnes innocentes et l'émotion exprimée par le chef de l'état lui-même.

C'est à nouveau le cas avec ce procès dit des « disparues » de l'Yonne. Avant même de juger les crimes qui sont reprochés à Émile Louis, le président de la cour, Jean-Pierre Getti, et l'avocat général, Philippe Bilger, tentent de percer ce scandaleux mystère : comment le rapport de l'adjudant-chef Jambert, établissant un lien entre Louis et les disparus, a-t-il pu s'évader des tiroirs de la Justice pendant une douzaine d'années ?

Les réponses des magistrats qui étaient en poste à Auxerre entre 1984 et 1996 n'apportent pas d'éclaircissements. Tout au plus dessinent-elles un univers administratif cauchemardesque auprès duquel celui du Procès de Kafka n'est qu'une aimable plaisanterie. Un univers rongé par les négligences, l'engorgement, la paperasserie dans lequel on ne trouve aucune trace de sentiment humain[15].

Si l'on examine les sources qui tentent de définir l'erreur judiciaire, on ne peut qu'être frappé par leur convergence. Voici l'illustre avocat pénaliste, Jacques Vergès :

Le mot « erreur » ne figure pas dans le Code de procédure pénale. Et pourtant l'erreur judiciaire existe. Il nous faut donc, pour sa définition, nous reporter aux dictionnaires courants. Pour le Trésor de la langue française, l'erreur judiciaire est une condamnation pénale prononcée à tort. Pour le Larousse, il s'agit d'une erreur sur la culpabilité entraînant condamnation[16]. Ce sont les définitions que nous adopterons[17].

Me Vergès aurait pu ajouter à sa liste le Petit Robert, mais peut-être un léger élargissement de la définition l'a-t-il gêné : « condamnation civile ou pénale injustement prononcée ».

Les grandes encyclopédies généralistes partagent le même point de vue. Encarta de Microsoft :

Erreur judiciaire, erreur de fait commise par une juridiction au préjudice d'un innocent.

L'erreur judiciaire, par définition inacceptable, est souvent d'une redoutable difficulté à établir : en effet, sauf à faire la preuve de la culpabilité d'une autre personne, la remise en cause d'une condamnation demeure périlleuse. […]

On peut parler d'erreur judiciaire lorsqu'une personne a été poursuivie et a fait l'objet d'un jugement, a été condamnée puis a apporté la preuve, lors d'un procès en révision, de son innocence. à l'inverse, on ne saurait utiliser ce terme lorsqu'une personne poursuivie par la justice a fait l'objet d'une ordonnance de non-lieu au cours de l'instruction préparatoire, d'une relaxe devant le tribunal correctionnel ou d'un acquittement devant la cour d'assises. Jusque-là, la présomption d'innocence prévaut et, même si l'intéressé a pu souffrir d'être mis en cause, la juridiction compétente a admis soit qu'il n'existait pas assez de charges pour le renvoyer devant les juges du fond, soit que les preuves faisaient défaut pour entrer en voie de condamnation[18].

On notera la stricte limitation de l'erreur judiciaire à laquelle s'ajoute une extraordinaire sacralisation de la décision judiciaire : tant qu'elle ne s'est pas souverainement prononcée, la justice ne saurait avoir commis d'erreur. Mettre en prison, parfois pour de longs mois, un homme qui se révélera innocent ne serait pas une « erreur » puisque il y aurait présomption d'innocence. C'est prendre les règles du droit (ici, de la procédure pénale) pour des processus de logique générale, autrement dit confondre un langage spécialisé s'appliquant à un domaine particulier avec une langue de communication globale. C'est penser que le vocabulaire technique du charpentier peut décrire la façon dont un particulier voit son grenier. Ici, en mettant en prison un innocent, on a bien commis une « erreur », par précipitation, par précaution mal fondée peut-être, par mauvaise appréciation des faits, n'importe, celui qui a pris la décision s'est trompé, aucun raisonnement ne peut démontrer le contraire. Et puisque cette erreur a été commise par l'appareil judiciaire, il s'agit bien d'une erreur judiciaire aurait affirmé M. de la Palisse.

L'Universalis quant à elle se dispense même de toute définition préalable, n'abordant le problème que par le biais, estimable mais limité, de l'indemnisation de la victime d'une condamnation pénale ou d'une mesure de contrainte dans ce même cadre :

[…] on peut se demander dans quelle mesure il est opportun de ne pas engager la responsabilité de l'État lorsque le fait de ses agents des services judiciaires a entraîné un préjudice grave (une détention pendant de longues années, par exemple) et que l'on s'aperçoit, devant des faits nouveaux que la décision était erronée. Brisé moralement, souvent physiquement, l'individu n'aurait-il pas le droit de réclamer une indemnité à cette société dont les mandataires l'ont réduit à ce point[19] ?

Autre source, autre champ de communication, celui des associations de défense des personnes injustement condamnées, comme Action justice.

Sylvie Noachovitch est avocate pénaliste depuis 12 ans. Elle est aujourd'hui spécialiste des erreurs judiciaires qu'elle combat vivement, notamment au sein de l'association Action justice dont le président est Roland Agret[20].

— Comment définissez-vous une erreur judiciaire ?

— C'est la condamnation d'une personne innocente, l'acquittement d'une personne coupable, et les non-lieux en classement sans suite qui sont très courants, et qui ne blanchissent jamais les personnes accusées. Le bénéfice du doute est fondamental, s'il ne reste qu'une chance sur mille pour que la personne soit innocente, il faut se battre jusqu'au bout[21].

La définition est un peu plus large mais encore strictement limitée au champ pénal et surtout aux conséquences de décisions définitives ou supposées telles — contre lesquelles il faudra se battre dans les formes qu'on examinera plus loin.

Avançons d'un pas ou plutôt restreignons le public auquel ces discours s'adressent : que disent les manuels à un étudiant en droit débutant ? Par exemple celui d'un criminologue réputé, Jean-Claude Soyer :

Il peut arriver que, malgré la garantie du double degré de juridiction et celle du pourvoi en cassation, les juges se soient trompés. Ils ont pu d'abord acquitter un coupable ; la loi française ne se préoccupe pas de cette première erreur ; elle profitera au coupable. Mais il peut arriver aussi qu'ils aient condamné un innocent, en commettant une erreur judiciaire [en gras dans le texte]. [… ] il serait d'une injustice choquante de maintenir une erreur judiciaire[22].

Les choses sont ici encore plus claires que dans les cas précédents : pour l'auteur, les juridictions peuvent commettre des « erreurs », mais l'« erreur judiciaire » est une expression strictement réservée à la condamnation définitive d'un innocent. En définitive : on ne saurait parler d'erreur judiciaire avant que toutes les voies de recours ordinaires aient été épuisées. Ce qui témoigne là encore d'une conception de la justice sacralisée et singulièrement déconnectée de la réalité concrète, du « vécu » comme l'on dit aujourd'hui. Le raisonnement n'a de sens — car il en a un — que dans les strictes limites du vocabulaire juridique et de l'institution judiciaire : si la justice dit non seulement le droit mais le fait, si elle exprime « la » vérité, vérité qui s'impose à l'ensemble du corps social, on conçoit qu'on ne puisse lui reprocher quoi que ce soit avant qu'elle ait elle-même épuisé toutes les voies internes qui lui sont ouvertes, pas plus qu'on ne peut reprocher à un médecin un traitement avant qu'il n'ait manifestement échoué. Mais on sait très bien que ce n'est pas ainsi que les choses fonctionnent au quotidien, que tout individu ayant subi dans sa chair, ses biens, son honneur, l'atteinte de la « justice » et qui se considère lésé ne croit pas du tout se trouver dans une situation objectivement neutre dont le sens ne sera révélé qu'in fine par le verdict définitif ; que ses voisins, amis, connaissances, adversaires, ne le croiront pas davantage. Encore se limite-t-on ici aux seules condamnations pénales.

Le célèbre Vocabulaire juridique initié par Henri Capitant et publié aujourd'hui par Gérard Cornu est encore moins généreux dans l'extension du concept « erreur judiciaire » :

Erreur de fait qui, commise par une juridiction de jugement dans son appréciation de la culpabilité d'une personne poursuivie, peut, si elle a entraîné une condamnation définitive, être réparée, sous certaines conditions, au moyen d'un pourvoi en révision (C. pr. pén. a. 622s.)[23].

Cette façon de voir les choses est-elle récente ? Nullement. L'ouvrage classique de Lailler et Vonoven, écrit à la fin du xixe siècle, raisonnait d'analogue façon :

Aussi n'avons-nous enregistré que les erreurs certaines, indéniables ; les erreurs en quelque sorte « officielles ». Nous n'avons relaté que les affaires où notre conviction de l'innocence du condamné, s'appuyait sur un document authentique : Nouveau jugement ou nouvel arrêt ; — décision d'une assemblée législative ou déclaration d'un garde des sceaux. C'est seulement sous la garantie de telles autorités qu'il est permis de méconnaître l'autorité de la chose jugée. Et, pour que le lecteur ne s'y trompât point, nous avons classé sous deux rubriques les erreurs rapportées dans notre seconde partie :

— Les erreurs judiciaires judiciairement reconnues comprenant, 1° les procès révisés ; 2° les acquittements après un premier arrêt de condamnation cassé, lorsque les seconds débats ont démontré l'innocence.

— Les erreurs judiciaires reconnues par les pouvoirs publics.

Des autres, nous n'avons pas voulu tenir compte. Et c'est ainsi que dans l'historique des erreurs judiciaires, nous n'avons pas fait figurer l'affaire Lesurques[24].

Lailler et Vonoven appliquaient à l'erreur judiciaire la définition la plus stricte et la plus étroite qui se puisse concevoir : condamnation pénale injuste (il faudrait ajouter dans l'immense majorité de cas qu'ils citent, condamnation criminelle injuste), reconnaissance de l'erreur par une autorité détentrice du pouvoir d'état ou d'une de ses parties, Justice elle-même, ministre de la Justice, représentants du peuple.

Sur ce point, on n'ira pas plus loin : l'accumulation d'exemples peut ne rien prouver et ne supplée pas seule au raisonnement, sauf qu'ici le nombre d'ouvrages, manuels, déclarations, articles destinés au grand public ou même au public averti et qui vont tous dans le même sens[25] laissent à penser que, pour ce public, l'erreur judiciaire est bien la condamnation pénale, et même uniquement la condamnation criminelle, d'un innocent. Parodiant le mode de raisonnement des sciences dures, on pourrait dire : « Il y a erreur judiciaire si et seulement si… ». On ne s'exceptera pas de ce processus d'épistémologie « sauvage », en général inconsciente et rudimentaire : un ouvrage récent, auquel nous avons participé comme co-auteur n'aborde sous le titre L'Erreur judiciaire que des affaires criminelles ayant abouti à la condamnation, puis à la réhabilitation d'innocents[26].

Erreur judiciaire, horreur judiciaire

La question est donc : Pourquoi ? Nous allons formuler une réponse qui pourra bien sûr être contestée — mais qui doit montrer que le sens « commun » de l'expression « erreur judiciaire » repose sur des raisons réelles et efficaces, d'un certain point de vue. Remarquons en effet qu'un mot, une expression ont leur vie propre et que personne n'en est propriétaire à moins qu'il ne s'agisse justement de vocabulaire technique strictement défini par une autorité arbitrale ou par le consensus d'une corporation. On sait ce qu'est un délit, en droit pénal, une licence universitaire, une voûte sexpartite dans l'architecture gothique, où commence et où finit le Chambertin. Mais personne n'est habilité à dire « Voici ce qu'est l'erreur judiciaire. » Au mieux, il peut énoncer « Voici ce que, selon moi, est l'erreur judiciaire » ou « Voici comment j'explique que tel groupe nomme tel comportement erreur judiciaire. » C'est ce nous voulons faire ici. Nous avancerons trois arguments principaux.

1 - En premier lieu, la justice, élément résultant du démantèlement du pouvoir originel, relève toujours plus ou moins du sacré. Elle a pour fonction essentielle d'empêcher le retour de la société vers le chaos par l'affrontement de tous contre tous[27]. Mais ce caractère sacré s'est délité dans une société où elle est devenue un simple instrument de régulation sociale[28]. On reprochera donc peu à la justice de commettre des erreurs mineures ou moyennement importantes, pas plus qu'aux trains d'avoir du retard, aux patrons leurs erreurs de gestion, aux politiques leurs décisions hasardeuses. Mais il demeure un aspect de la justice qui participe encore pleinement du sacré ancestral : la faculté de disposer de l'honneur et de la vie d'un homme selon qu'elle le déclare coupable ou innocent — comme il revient aux prêtres (même si ce n'est pas le même processus) de remettre ou non le péché. Ne pas obtenir l'indemnité espérée pour un incendie, perdre un divorce seront considérées par la partie perdante comme une erreur du même type qu'un refus d'embauche, un licenciement, une rupture sentimentale ou un échec à un examen subis par quelqu'un qui n'estimait nullement mériter un tel sort. Subir l'opprobre lié au crime, à l'horreur (sacrée ?) qu'il suscite chez la plupart des gens, voilà qui passe les bornes du supportable. Si nous considérons comme juste la conception durkheimienne du crime, il sera clair que le coupable d'un tel acte fera l'objet d'une juste réprobation de la société, réprobation dont le degré sera proportionnel à la place du crime dans l'échelle des infractions aux « états forts et définis de la conscience collective ».

[… ] il ne faut pas dire qu'un acte froisse la conscience commune parce qu'il est criminel, mais qu'il est criminel parce qu'il froisse la conscience commune. Nous ne le réprouvons pas parce qu'il est un crime, mais il est un crime parce que nous le réprouvons. Quant à la nature intrinsèque de ces sentiments, il est impossible de la spécifier ; ils ont les objets les plus divers, et on n'en saurait donner une formule unique[29].

Nous[30] ne réprouvons que modérément la fraude fiscale, les divers délits de moyenne importance (y compris la consommation de certaines drogues) et nous ne réprouvons que très peu (ou pas du tout) les actes faisant l'objet de procédures purement civiles. Nous condamnons sans nuance ou presque le meurtre, le viol, le terrorisme, le trafic de drogues. Si par conséquent un innocent fait l'objet d'une condamnation injustifiée pour un délit « mineur », nous aurons tendance à penser que la chose fait partie des inévitables aléas de la vie — hélas. C'est une erreur « simple ». Sauf si la sentence apparaît totalement disproportionnée à l'infraction : c'est alors la justice qui, en assimilant le fait à un acte fortement réprouvé, le met au rang de ceux-ci. En revanche, tout condamné pour crime semble, s'il est coupable, mériter son châtiment ; s'il est innocent, l'horreur vient du choix de l'innocent comme victime de la terrible vindicte publique, de l'attribution, sans raison, à l'un quelconque d'entre nous de la charge insupportable de destructeur des valeurs communes.

Si donc le droit criminel est primitivement un droit religieux, on peut être sûr que les intérêts qu'il sert sont sociaux. Ce sont leurs propres offenses que les dieux vengent par la peine et non celles des particuliers ; or, les offenses contre les dieux sont des offenses contre la société[31].

L'erreur judiciaire est un défi à la justice divine.

2 - L'erreur judiciaire, au sens commun, s'applique essentiellement aux condamnations devenues définitives. C'est-à-dire à celles qui ne peuvent être remises en cause. Certes, l'autorité de la chose jugée n'a pas pour but d'accabler le condamné mais d'abord d'éviter une remise en cause permanente et perpétuelle de décisions qui rendrait toute vie sociale impossible. Comme la prescription, comme l'amnistie, dans l'autre sens, elle est une mesure de sagesse permettant à tous de faire leur deuil, comme l'on dit aujourd'hui, d'événements terribles. Il n'empêche que s'il y a condamnation, elle crée l'irrévocable, elle a partie liée avec, pour le condamné, une sorte de mort aux autres, échapperait-il à la guillotine. Si le condamné est innocent ou prétend l'être, ou est prétendu tel par d'autres, la condamnation revêt un caractère de peine inhumaine, de rejet d'un homme dans les ténèbres extérieures. L'erreur judiciaire est une image de l'enfer — sur terre. Il n'est donc pas étonnant que le sens commun répugne à utiliser l'expression « erreur judiciaire » quand toutes les voies de recours ne sont pas épuisées. Non qu'il accepte la prétention de la « justice » à considérer que la personne qui n'a pas été définitivement condamnée est présumée innocente. Il sait très bien que ce n'est pas vrai. L'une se situe à l'intérieur d'un discours autonome aussi fermé que celui des mathématiques[32], l'autre appréhende la situation dans l'indéfinie complexité du réel. Mais il est avec elle d'accord sur un point : le point de non-retour.

3 - L'erreur judiciaire est une erreur qui peut être cachée, voilée, pratiquement ad perpetuum. En ce sens, elle ne fait jamais ou presque partie des « erreurs radicales et persistantes » identifiables, sauf intervention humaine forte. L'erreur des navires qui se heurtent et n'auraient pas dû se rencontrer, l'erreur qui conduit Challenger et le Titanic à leur perte, l'erreur de gestion qui jette mille employés sur le pavé sont identifiables comme erreurs, certes a posteriori, mais sans équivoque — même si leurs auteurs peuvent parfois les contester et invoquer la force des choses[33]. L'erreur judiciaire n'est pas du même type. Il y a erreur judiciaire s'il y a un coupable, donc un résultat. Il y donc bien vérité d'adéquation apparente entre le projet et l'effet. Là est bien son caractère diabolique : l'effet est bien obtenu, quel qu'ait été le projet : dissuader, punir (que ce ne soit pas le « bon coupable » qui est puni n'a sur le plan objectif aucune importance), rétablir dans la société l'ordre moral troublé par le traumatisme du crime. Alors, pourquoi le remettre en cause ? C'est une des raisons du caractère extrêmement « résistant » de l'erreur judiciaire et des difficultés à l'établir tant il est vrai que la pente naturelle de l'esprit humain n'est pas de remettre en cause des certitudes établies et apparemment efficaces. C'est aussi une des raisons pour lesquelles le sens commun appelle erreur judiciaire la seule condamnation définitive d'un innocent, celle dans laquelle le condamné fait figure de victime émissaire et expiatoire portant sur sa tête les péchés du monde.

La révision et son évolution

L'erreur judiciaire est donc bien, presque uniquement, dans les représentations collectives les plus communes, la condamnation irréversible d'un innocent. Curieusement, s'il est évident qu'elle intéresse, passionne, suscite l'effroi ou la colère, elle semble avoir fait l'objet d'assez peu d'études systématiques sur les deux derniers siècles — pas plus que de sondages spécifiques si l'on se réfère aux archives électroniques des principaux instituts français. Fatalisme, incapacité à débattre d'un problème ancien mais que certains des principaux protagonistes considèrent depuis toujours comme un « non-problème » ? Toujours est-il que, si l'on considère la totalité des productions éditées depuis 1800 et qui concernent notre question, le bilan est assez mince : nombre de récits d'affaires particulières, quelques thèses de droit, portant essentiellement sur les moyens de révision et la façon de les améliorer, ou l'indemnisation des victimes d'erreur, quelques plaquettes reproduisant des projets de loi sur la question. Les ouvrages de synthèse sont exceptionnels. Et ils apparaissent tard : il semble bien que pendant longtemps, on ne se soit pas posé la question de l'existence générique des erreurs judiciaires, bien que depuis Voltaire au moins certains aient combattu contre elles sans relâche. On trouve bien quelques libelles sur des affaires particulières dès le Second Empire (et encore, très peu) mais ce serait en fait à la fin du xixe siècle que l'on découvrirait la question au fond, sans doute en même temps que la République réfléchissait à des réformes de la procédure et de la politique pénales qu'elle fera en divers sens[34]. On a déjà cité l'ouvrage de Lailler et Vonoven paru en 1897. Il n'en va guère différemment au xxe siècle. Outre Floriot et Vergès, déjà signalés[35], on trouve depuis la Seconde Guerre mondiale en particulier quelques très rares ouvrages d'ensemble tel Daniel Sarne, L'Erreur judiciaire, Paris, La Table ronde, 1966 ou Edouard Hoffmann, Le Problème de l'erreur judiciaire : vu par un magistrat, Paris, La Renaissance, 1968, traduit de l'allemand !





Si l'on considère maintenant les discours judiciaires de rentrée, cet exercice aussi solennel que sans portée pratique mais bien instructif par les sujets choisis, le nombre de ceux qui, au xixe siècle, sont consacrés aux erreurs judiciaires semble faible et ils sont presque tous concentrés sur peu d'années, en gros les vingt dernières. Nous en avons repéré sept sur un total qui doit approcher les 2000[36].

• A. Moisson, [L'Erreur judiciaire], J. Martel aîné, 1860, Montpellier.

• A. Oudin, Cour d'appel de Rennes, Des devoirs de l'État envers les innocents poursuivis ou condamnés, Imp. Caillot, 1884, Rennes.

• J.B. Gonod d'Artemare, De la réparation due aux victimes des erreurs judiciaires, 3 novembre 1883, Georges Jacob, 1885, Orléans.

• J. Bujard, De la révision des procès criminels et de la réparation due aux victimes des erreurs judiciaires, 16 octobre 1890, J. Remondet-Aubin, Aix, 1890.

• Jordain, La Réparation des erreurs judiciaires, Douladoure-Privat, Toulouse, 1890.

• G. Vaudrus, Des erreurs judiciaires. Projet de loi voté par la Chambre des Députés les 5 janvier et 7 avril 1892, 17 octobre 1892, Émile Lanier, 1892, Caen.

• Vallet, Les Erreurs judiciaires, G. Paré, 1894, Angers.

Il existe donc bien une époque à laquelle le corps judiciaire et le monde politique commencent à penser que la condamnation inique, voire les mesures de contrainte provisoires imposées à un innocent, relèvent de l'insupportable. D'où une réflexion qui s'impose en deux sens : comment donner au condamné une chance ultime après condamnation « définitive » ? Comment indemniser l'ancien condamné réhabilité pour les souffrances morales et matérielles qu'il a subies ? On reconnaîtra que, dès l'origine, Napoléon et ses juristes avaient envisagé la première question à défaut de la seconde. C'était l'objet des articles 443, 444 et 445 du code d'instruction criminelle qui prévoyaient trois cas de révision après condamnation définitive :

• si deux accusés avaient été condamnés pour le même crime, de telle sorte que les deux arrêts soient inconciliables.

• si la prétendue victime d'un homicide reparaissait ou s'il était prouvé qu'elle n'avait jamais existé (cas assez rare… ).

• si un au moins des témoins à charge du premier procès était condamné pour faux témoignage envers la victime de la possible erreur.

Un assez grand nombre d'affaires furent effectivement révisées dans les deux premiers tiers du xixe siècle, essentiellement sur la base de l'article 443. Entre 1806 et 1864, l'inventaire sans doute assez exhaustif de Lailler et Vonoven en compte 44[37] — mais beaucoup plus en matière de vol aggravé, alors qualifié crime, que d'homicide ; dans ce cas, le nombre des révisions semble avoir été bien peu élevé[38]. Autrement dit, la révision demeurait rarissime pour les cas les plus graves.

Une première modification importante de ces dispositions eut lieu sous Napoléon III. Le prétexte en fut la campagne de presse et d'opinion menée en faveur de la famille Lesurques, le protagoniste malheureux de la célèbre affaire du courrier de Lyon[39]. Le débat aboutit finalement à la loi des 29 juin-5 juillet 1867 qui d'une part permettait la révision d'arrêts rendus contre des condamnés décédés, procédure jusqu'alors impossible, d'autre part fusionnait les anciens articles précités en un seul article 443, nouveau, plus clairement et concisément rédigé, mais qui ne changeait rien sur le fond — sauf sur un point, d'ailleurs important : la possibilité de révision, antérieurement limitée aux crimes, était étendue aux délits.

Dans l'immédiat, la loi « Lesurques » ne profita pas à la mémoire de Lesurques. À la suite d'un très long débat, la cour de cassation rejeta la demande présentée par les héritiers (arrêt du 17 décembre 1868). Reste que, pour l'opinion, la question n'était pas tranchée et fait depuis, et aujourd'hui encore, les beaux jours des auteurs à la recherche d'un succès éditorial, cinématographique ou théâtral. En fait, plus que sur des arguments juridiques, la décision avait largement reposé sur l'opposition entre deux magistrats, Faustin Hélie, conseiller à la cour, qui dans un rapport de 140 pages avait conclu à l'innocence de Lesurques, et Delangle, procureur général, ancien garde des Sceaux, inébranlable dans sa défense de la chose jugée. La cour avait conclu par un arrêt réservant un (petit) peu l'avenir : on ne pouvait accorder à Lesurques le bénéfice de l'article 443 nouveau car l'homme supposé être le vrai coupable et qui lui ressemblait, Dubosq, avait été plus tard condamné à mort comme complice, ce qui ne rendait pas les deux arrêts incompatibles. Remarquable utilisation du droit pour rendre un arrêt au fond très corporatiste. Pourtant, on ne peut pas ne pas citer la superbe conclusion de Faustin Hélie — elle est au cœur de nos préoccupations :

Quel est le fondement de l'autorité de la chose jugée ? Elle n'en a pas d'autre que l'utilité générale. Or, l'utilité générale n'exige pas que dans le cas où l'erreur d'un jugement serait reconnue, ce jugement soit néanmoins maintenu. Il y a quelque chose de supérieur à ce principe, si puissant qu'il soit, c'est la justice elle-même ; et les juges s'élèvent dans l'estime des peuples, quand ils savent reconnaître les méprises, si rares, d'ailleurs, qui peuvent se glisser dans leurs actes. Il serait honorable, pour l'administration de la justice de notre temps, de remonter jusqu'au siècle dernier pour redresser l'erreur d'un jugement[40].

Trente ans plus tard, dans le cadre des nombreuses réformes[41] qui visaient à donner à la justice un visage plus humain et plus démocratique, la République entreprit d'élargir encore les possibilités de révision. Reconnaissons qu'une partie de la magistrature avait précédé — ce n'est pas si rare — les hommes politiques dans cette voie. Parmi les discours de rentrée cités plus haut, celui du substitut général Oudin, à titre d'exemple, est imprégné d'un libéralisme assez avancé. Oudin prenait l'erreur judiciaire au sens large (mais uniquement pénal) et attirait l'attention sur les condamnés mais aussi les innocentés ayant subi des mesures de contrainte :

[…] je veux parler des devoirs de l'État envers les innocents poursuivis ou condamnés.

Cette thèse me semble mériter tout votre intérêt. L'incarcération d'un honnête homme n'est-elle pas un des plus grands malheurs que l'on puisse concevoir ? Non seulement, dans le cas où il est condamné, mais encore, dans celui où, après une détention préventive plus ou moins prolongée, il est acquitté ou bénéficie d'une ordonnance de non-lieu, quelles humiliations, quelles angoisses n'a-t-il pas éprouvées ! La société l'a brusquement arraché à sa famille, à ses travaux, ne laissant à son foyer que la honte et souvent la misère. Aussi, quand, après s'être justifié, il devient libre, ne regagne-t-il pas sa demeure sans tristesse et sans amertume. À l'aisance a succédé la gêne, peut-être le dénuement ; son crédit est perdu, ou tout au moins ébranlé ; l'honneur de sa famille, le prestige du nom paternel ont subi une profonde atteinte.

[… ] La loi française, on ne peut le méconnaître, est actuellement peu généreuse pour ces hommes qu'une erreur de la justice a flétris et ruinés. Au condamné dont l'innocence est judiciairement reconnue, elle accorde une réparation morale qui consiste dans la publicité donnée à la sentence de réhabilitation. Mais l'honnête homme qui n'a été soumis qu'à la détention préventive, n'obtient même pas cette satisfaction d'honneur. Quant à la réparation pécuniaire, notre législation estime que l'État n'en est jamais tenu.

Certes, le substitut général ne demandait pas une indemnité pour tous les inculpés finalement acquittés ou bénéficiant d'un non-lieu. Il reconnaissait la chose impossible et entendait limiter sa démarche aux cas ainsi définis :

La question ne se pose sérieusement que pour ceux qui auraient été reconnus pleinement innocents du fait incriminé et qui, en même temps, n'auraient pas donné lieu par leur faute à la poursuite[42].

Il précisait d'ailleurs que les erreurs judiciaires étaient bien sûr en nombre infime et que celles qui malheureusement se produisaient n'étaient dues qu'à la surcharge de travail et aux nécessités inhérentes à l'enquête.

Même les suggestions du substitut général ou de tel de ses collègues allaient encore trop loin pour les conceptions générales tant des magistrats que des politiques. On s'en tint aux victimes des erreurs au sens le plus strict, celui des condamnés définitifs dont l'innocence éclatait. Ce fut la loi du 8 juin 1895 qui réformait cette fois profondément les procédures et conditions de la révision[43]. D'abord, aux trois cas jusqu'alors énoncés s'en ajoutait un quatrième ainsi rédigé (art. 443) :

4° Lorsque après une condamnation, un fait viendra à se produire ou à se révéler, ou lorsque des pièces inconnues lors des débats seront représentées, de nature à établir l'innocence du condamné.

Ce dernier cas, et lui seul, devait cependant faire l'objet d'un filtrage (art. 444) exercé par une curieuse commission mi-administrative (les directeurs du ministère), mi-judiciaire (trois magistrats de la cour de cassation, annuellement renouvelés et pris en dehors de la chambre criminelle). Enfin, l'article 446 introduisait le principe d'indemnités versées aux condamnés à tort : Lailler et Vonoven citent de nombreux cas d'innocentés du xixe siècle quittant la cour d'assises avec au mieux (et pas toujours) les excuses et les bons vœux du président.

En principe et en droit, le progrès était considérable. En réalité, il ne semble pas que le nombre de révisions se soit amplifié au xxe siècle, au contraire. Il est possible que ce fait soit lié à la modification du champ d'activités des cours d'assises, toujours dépendant non seulement du droit pénal mais de l'état de la société et des représentations collectives. En fait, ce ne sont plus guère que les affaires d'homicide volontaire, finalement rares au xixe siècle comme au xxe qui vont faire l'objet de demandes de révision. En l'absence d'un ouvrage similaire à celui de Lailler et Vonoven, on est réduit à quelques sources incertaines pour en faire le compte. Pour la période d'entre 1895 et 1945, je n'ai aucun chiffre à proposer. Pour celle d'après 1945, le nombre cité couramment est de sept erreurs officiellement reconnues ; on peut l'accepter en première approximation[44]. Le nombre de demandes non acceptées a dû évidemment être très supérieur[45].

Les défauts de la loi de 1895 durent — tardivement — apparaître et aboutirent à la réforme du 23 juin 1989. Celle-ci apportait plusieurs innovations importantes : le « fait » évoqué dans la loi de 1895 et qui devait « établir » l'innocence devenait un fait « de nature à faire naître un doute sur la culpabilité du condamné », formulation infiniment plus large[46]. La nature de la commission était modifiée, désormais constituée de cinq magistrats de la Cour de cassation sans intervention du pouvoir politique et de l'administration, la décision finale prise par une cour de révision, formation particulière issue de la cour de cassation, etc. Les possibilités d'indemnisation avaient été par ailleurs progressivement élargies. La loi du 17 juillet 1970 (articles 149, 149-1, 149-2 et 150 du code de procédure pénale), a permis l'indemnisation des personnes placées en détention provisoire et qui ont été ensuite mises hors de cause, faisant droit — sans le connaître sans doute — aux requêtes du substitut général Oudin mais avec 84 ans de retard. Mieux vaut tard que jamais. Les lois des 30 décembre 1996, 15 juin 2000 et 30 décembre 2000 ont remanié et en principe élargi cette indemnisation. Enfin, la loi du 15 juin 2000 a créé, on le sait, l'appel en matière d'assises, révolutionnaire en droit français.

Reste qu'au bout du compte, il n'y a eu aucune éradication de l'erreur judiciaire et on peut se demander si ce programme a même un sens. Sont-elles même plus ou moins nombreuses, plus ou moins reconnues qu'au xixe siècle, bien malin qui pourrait le dire : on ne parle d'ailleurs plus de la même chose comme on l'a vu ; au xixe siècle, des vols de drap font l'objet de révisions, au xxe siècle, seuls pratiquement l'assassinat ou les crimes sexuels sont en cause (le premier infiniment plus que les seconds). Ce qui demeure certain, c'est l'extrême réticence de l'appareil judiciaire à les reconnaître, malgré ou peut-être à cause de l'extension de la législation en faveur des condamnés.

Pourquoi des erreurs judiciaires ?

Sur les causes de l'erreur, la plupart des auteurs adoptent le même point de vue et énoncent les mêmes arguments. Mauvaise foi ou erreurs factuelles des témoins, mauvaise foi et incompétence des experts, passions publiques et pressions de l'opinion (ou de ce que les magistrats croient telle), culte de l'aveu et goût du secret, forfanterie, suffisance — l'un des travers humains certes les plus redoutables —, routine, affrontements entre services, cabotinage des procureurs et hypertrophie du moi chez les présidents à l'audience, manœuvres tortueuses des avocats, incapacité des accusés à faire face à une situation qui les dépasse, les ingrédients figurent à des degrés divers, selon ce qu'on veut prouver, chez Lailler et Vonoven, chez Floriot ou Vergès.

Même si tout cela est vrai, l'énoncé ne peut apporter aucun début de solution, tant ces comportements sont liés à la nature humaine et au fonctionnement d'une institution qui, chargée de régler les conflits, est elle-même, et obligatoirement, une des plus conflictuelles de toutes (et qui plus est sous des dehors de sérénité, qu'elle revendique hautement et qui ne contribuent pas à une mise au jour des problèmes). Enquêter, faire l'instruction d'une affaire, rendre la justice ne peut en aucun cas s'assimiler à une expérience de physique ou à la fabrication d'une machine : comme dans toute entreprise humaine (la politique, l'économie, la guerre), le nombre de paramètres est incommensurablement plus élevé et le risque d'erreur d'appréciation des faits — erreur d'adéquation — bien plus présent, d'autant plus que les éléments humains pris en compte — les accusés comme les témoins et les victimes —, contrairement aux choses et aux mécanismes, se trompent eux-mêmes, biaisent et mentent, travers humains plus que courants. Et pourtant, les facteurs d'erreur qui peuvent conduire un conducteur à la mort parce que son automobile a été mal réparée ne sont pas différents en soi de ceux de l'erreur judiciaire : le patron exige de ses employés des rendements trop élevés, les employés sont peu consciencieux ou mal formés, le constructeur a livré un modèle mal conçu et trop complexe, etc. Simplement, les risques d'erreur sont bien plus nombreux en matière judiciaire pour les raisons que l'on vient d'évoquer. Faire la liste des erreurs factuelles qui vont entraîner, peut-être, l'erreur ne nous mène pas très loin dans la recherche de caractères causals spécifiques à l'erreur judiciaire. En fait, ils existent, particulièrement en matière d'erreurs au criminel, les seules qui passionnent le public et les seules envisagées ci-dessous[47]. Sous réserve d'un inventaire supplémentaire, nous en voyons au moins quatre :

1 - Si l'on classe l'ensemble des phénomènes humains ou naturels en fonction du caractère de répétition possible, on les divisera en processus irréversibles et processus itératifs. L'expérience scientifique fait partie des seconds, l'histoire proprement dite des premiers. Les seconds peuvent, en cas d'erreur, se corriger par l'expérience, les premiers ont eu lieu une fois pour toutes et on ne peut revenir en arrière. Or les processus judiciaires relèvent davantage des premiers : un couple qui demande le divorce ne recommencera pas sa vie pour pouvoir en corriger les défauts ; un crime a été commis sur une certaine victime dans un certain cadre et ce crime-là ne sera jamais reproduit, même si on a affaire à un tueur en série. L'enquête judiciaire s'adapte au phénomène qu'elle étudie : elle est une suite de démarches faites une fois pour toutes et qui ne pourront pratiquement jamais être réitérées. D'où l'importance des premières constatations dans une enquête criminelle. L'erreur judiciaire semble même, de ce point de vue, une des plus irréversibles de toutes — avec l'erreur médicale à conséquences fatales. La pesanteur des éléments « établis » s'oppose de manière drastique à toute forme d'itération.

2 - L'erreur judiciaire résulte d'une appréciation globale sur un processus dans lequel les faits sont interprétés à l'aune d'un classement (le droit proprement dit) et d'un modèle (la procédure). On dira que c'est le cas de toutes les erreurs d'adéquation, en physique, en médecine et dans la vie quotidienne même. Mais la décision judiciaire résulte, en matière criminelle bien sûr, de la conjonction de l'appréciation d'un jury populaire et de magistrats professionnels. Jusqu'en 1941, le premier se prononçait sur les faits, les seconds sur le droit, et il en résultait le verdict. Or l'appréciation des faits n'avait — et n'a — contrairement à ce que le « bon sens » peut laisser croire, rien de facile. Il y a déjà cent cinquante ans, Antoine Augustin Cournot avait déjà mis le doigt sur ce problème. L'éminent mathématicien et économiste remarquait que le loi inversait la hiérarchie des difficultés : l'application de la loi pénale ne demande pas vraiment de capacités hors du commun alors que l'appréciation des faits est un exercice hautement complexe. À tout prendre, il aurait été plus logique de demander aux magistrats et au jury d'inverser leur rôle.

Le fait est que, dans le plus grand nombre des cas, et à moins d'une bien vicieuse rédaction de la loi pénale, rien n'est plus simple et ne prête moins à la controverse que l'application de cette loi, tandis qu'il faut une réunion de circonstances assez rare, hors le cas de flagrant délit, pour que l'accusé, succombant sous le poids des preuves, ne puisse songer à grouper les faits et les témoignages de manière à porter, du moins momentanément, le doute et l'hésitation dans la conscience des jurés — si les intérêts de l'accusé et ceux de l'accusateur se présentaient sur la même ligne, si l'on n'avait en vue que d'arriver au jugement le plus à l'abri des chances d'erreur, soit qu'elles tournassent au détriment de l'accusation ou de la défense ; si néanmoins, pour prémunir les citoyens contre les excès de pouvoir ou de dévouement d'une magistrature permanente, on tenait à diviser les fonctions judiciaires en matière criminelle, le mieux serait de confier à des personnes choisies, à de véritables experts, la fonction ordinairement la plus difficile, celle d'apprécier la probabilité du fait physique et de décider si elle doit entraîner une réponse affirmative, sauf à faire statuer ensuite par des juges, accidentellement désignés, sur le caractère moral de l'action, dont tout homme d'un cœur droit peut être juste appréciateur, ou sur la fixation de la peine, ce qui n'exige pas davantage des connaissances ou une aptitude spéciale[48].

Les législateurs, tout au long du siècle, avaient eu vaguement conscience du problème : l'article 352 du code d'instruction criminelle prévoyait la possibilité pour les magistrats de renvoyer une affaire criminelle devant un nouveau jury lors d'une nouvelle session s'ils croyaient que les jurés s'étaient trompés sur le fond. Il ne semble pas que cette possibilité ait été beaucoup utilisée, sans doute à cause de son caractère de rupture par rapport au dogme de la souveraineté du jugement populaire. C'est seulement en 1932 (loi du 5 mars) que le jury fut invité à prendre toutes ses responsabilités, en rendant un verdict sur le fait et le droit. Enfin, la loi du 25 novembre 1941[49] établissait le système toujours en vigueur en associant les trois magistrats professionnels à la délibération sur la culpabilité.

Mais ces systèmes, a) multiplient, ou en tout cas dans l'ancienne configuration multipliaient les risques d'erreur, et b) rendaient le verdict peu susceptible de rectification. Dans celui du xixe siècle, les acquittements en cour d'assises étaient fort nombreux (de 30 à 40% dans la première moitié du siècle, encore plus de 20% dans la seconde — et si l'on ôte les vols qualifiés, rarement pardonnés, les acquittements pour crimes de sang ou sexuels encore plus nombreux proportionnellement : de 40 à 60% à environ 25% pour les mêmes périodes)[50]. Pour les magistrats, c'est l'acquittement qui était souvent vu comme l'erreur judiciaire — mais ils n'employaient pas l'expression. Le « résidu » était donc d'autant plus intangible. Dans le système postérieur à 1941, le verdict reçoit la double sacralisation du jury populaire et de la science juridique des magistrats et à ce titre, on ne voit pas pourquoi le remettre en cause. Dans tous les cas, l'erreur est éliminée comme presque impossible. C'est bien pour cela qu'avant la loi du 15 juin 2000, l'appel était interdit.

3 - Ce qui nous conduit à un caractère spécifique à la démarche judiciaire : elle cumule donc maîtrise d'un savoir technique, appréciation des faits (ce qui, après tout, la rapproche de la démarche médicale ou de celle de l'expert-comptable) mais aussi volonté de défendre la cohésion sociale, obligation de donner satisfaction à un demandeur (la victime, physique ou morale, l'opinion ou la puissance publique), condamnation, pour ce faire, d'un tiers, et insertion du tout au service d'un jugement moral (explicite ou implicite) visant à défendre le Bien et à pourchasser le Mal. Très peu de professions (aucune ?) doivent assumer ainsi des exigences en fait souvent contradictoires et inconciliables. Un médecin apprécie les faits à l'aune d'un savoir technique, mais il n'a pas, pour soigner, à condamner un tiers à la mauvaise santé ; un architecte utilise ses compétences pour livrer un immeuble conforme aux spécifications conclues avec son client, mais il n'est pas en charge (ou très indirectement) du maintien de la cohésion sociale et ne doit pour réaliser son œuvre vouer qui que ce soit à un sort peu enviable. Ou, si l'on préfère : la justice est la seule fonction où savoir technique et jugement moral non seulement interfèrent mais sont indissociables l'un de l'autre puisque la qualification des faits comme la procédure (savoir technique) dépendent de la façon dont la société apprécie la nature et les modalités de l'infraction. Or, la « société », en l'occurrence, ce sont ses agents, les magistrats, qui ne peuvent utiliser ce savoir qu'en fonction de jugements moraux qui servent de cadre et qui ne peuvent se manifester qu'à travers le savoir technique qui est indispensable à leur formulation.

Il est tout à fait illusoire de croire qu'un pur « technicien » agit dans un processus judiciaire. Absolument rien dans l'immense littérature spécialisée ne montre un tel détachement[51] : pour nous en tenir au xixe siècle, condamnation morale de l'avortement lorsque qu'il constituait un crime, puis un délit ; condamnation du vagabondage ; condamnation de vols insignifiants qui, pourvu qu'ils aient été commis à l'aide des circonstances que le code nommait aggravantes, pouvaient conduire au bagne ; mais absolution du viol « conjugal » parce que la loi et la jurisprudence ne le qualifiaient pas viol, même en cas de séparation de corps (Cassation, 18 mai 1854, n°161) ; par contre condamnation de pratiques autres que l'introduction du membre masculin dans le vase légitime, pour reprendre une délicate formule ecclésiastique, car la loi n'a jamais entendu forcer la femme à subir « des actes contraires à la fin légitime du mariage » (sic — Cassation, même arrêt et 21 novembre 1839, n°355). Que le jugement moral et le savoir technique soient intrinsèquement liés s'explique parfaitement, puisque la justice est l'institution — et c'est la seule — qui tranche les litiges humains en fonction des lois qui sont l'expression des valeurs de la société, ce qui donne à ses erreurs une persistance et une induration qui ne sont autres que le reflet d'une demande sociale — et qui rend d'autant plus facile le repli sur des normes et des moyens techniques pour qui veut se présenter comme un « technicien du droit[52] ».

4 - Et ce d'autant plus que cette persistance est renforcée par la solidarité organique qui lie les membres du corps judiciaire entre eux. Cette solidarité relève en partie de l'esprit de corps classique, mais en partie seulement. Jusqu'à la création d'un centre de formation devenu en 1958 l'École Nationale de la Magistrature, il n'y avait pas d'école centrale, de promotions, de traditions liées à l'existence de générations d'anciens élèves, ni d'amicales, encore moins de syndicats, de fêtes et de cérémonies communes, d'anniversaires et de mémoire collective. Certains processus en tenaient lieu : stratégies de carrière, relations interpersonnelles au sein de ce que les magistrats du xixe siècle appelaient une « compagnie » (un tribunal avec ses juges et ses parquetiers), mode de vie, idéaux, rentrées solennelles, sans compter au xixe siècle les grands affrontements avec le pouvoir politique sanctionnés par les épurations massives[53].

Mais plus encore que liée à l'esprit de corps, la solidarité au sein de la magistrature est fonctionnelle. Il existe un corpus logique des décisions du corps siégeant en ses instances régulières, une jurisprudence qui s'impose à tous ceux qui ont eu, ont, auront affaire à la justice. Mettre en cause ce corpus, à un niveau quelconque, c'est mettre en cause le corps qui l'a produit alors même qu'aucune de ses parties ne peut être disjointe de l'ensemble. À un niveau encore plus fermé, mais fréquent, le corpus devient objet de vénération quasi-religieuse, tant il est vrai que la magistrature, comme quelques autres corps de l'État (mais pas tous), développe en elle ce que Georges Palante appelait « l'esprit prêtre[54] ». Sont-elles exagérées les formules terrifiantes qu'Anatole France prêtait au président Bourriche dans ce chef-d'œuvre absolu qu'est Crainquebille ?

Ceux qui veulent que les arrêts des tribunaux soient fondés sur la recherche méthodique des faits sont de dangereux sophistes et des ennemis perfides de la justice civile et de la justice militaire. Le président Bourriche a l'esprit trop juridique pour faire dépendre ses sentences de la raison et de la science dont les conclusions sont sujettes à d'éternelles disputes. Il les fonde sur des dogmes et les assied sur la tradition, en sorte que ses jugements égalent en autorité les commandements de l'Église. Ses sentences sont canoniques. J'entends qu'il les tire d'un certain nombre de sacrés canons. Voyez, par exemple, qu'il classe les témoignages non d'après les caractères incertains et trompeurs de la vraisemblance et de l'humaine vérité, mais d'après des caractères intrinsèques, permanents et manifestes. Il les pèse au poids des armes[55].

On dira que le corps lui-même n'hésite pas à pointer ses propres erreurs, lorsque par exemple une cour d'appel réforme un jugement ou que la cour de cassation casse : mais cela se passe à l'intérieur du système et de son langage qui tolère la reconnaissance des erreurs puisque elles peuvent être réparées par l'appel au même langage ; alors que la mise en cause de l'erreur par celui qui ne parle pas la langue est ressentie comme une intrusion insupportable mettant en danger la véracité intrinsèque du discours, l'intrusion de l'hérétique qui se mêle des affaires de l'Église.

Trois exemples emblématiques

Nous tenterons pour conclure (très provisoirement) ces quelques remarques qui ne visent qu'à poser des jalons, d'illustrer nos propos à travers la comparaison de trois affaires du xixe siècle ; deux sont connues, voire célèbres, la dernière moins, mais pas ignorée. Les différences entre elles sont réelles, les ressemblances encore plus et frappent d'autant plus que les cas sont dissemblables. Une convergence immédiate toutefois : toutes sont caractéristiques d'une certaine configuration juridico-politique, celle du Second Empire. La première est une très longue histoire, celle d'incendiaires supposés de la Bresse, condamnés au bagne au début de l'Empire et réhabilités seulement à l'extrême fin du xixe siècle (1851-1897), l'affaire Vaux et Petit. La seconde, l'histoire malheureuse d'une fausse parricide de la Flandre française, innocentée mais non réhabilitée malgré une intense et violente campagne de presse nationale, l'affaire Doise (1861-1863). La troisième, la moins connue, celle de deux Bretons bretonnants, innocents, condamnés au bagne, qui y moururent, mais réhabilités post mortem grâce à la loi « Lesurques », Baffet et Louarn (1854-1869)[56].

L'instituteur Vaux et le cordonnier Petit furent condamnés aux travaux forcés à perpétuité par la cour d'assises de Saône-et-Loire en juin 1852 pour une série d'incendies criminels (dits de Longepierre). Ils furent déportés à la Guyane mais rapidement les témoignages contre eux montrèrent leur fragilité, leur mauvaise foi tandis que les incendies continuaient. En 1856, les vrais incendiaires condamnés, les magistrats choisirent de lier de façon purement imaginaire les deux procès commettant ainsi ce que quarante ans plus tard le procureur général de la cour de cassation nommera non une erreur mais « un crime judiciaire ». Vaux et Petit furent graciés en 1870 mais durent demeurer à la colonie jusqu'à leur mort. Le fils de Vaux entreprit alors de se battre jusqu'à l'obtention de la réhabilitation complète de son père et de son ami ; député, il fut l'un des artisans de la loi de juin 1895 réformant celle de 1867 et qui supprimait le délai de deux ans postérieur à la condamnation « inconciliable » pour demander la révision, en même temps qu'elle créait le droit à indemnisation. Le 3 décembre 1897, la cour de cassation réhabilitait complètement Vaux et Petit, accordant 100 000 francs aux enfants du premier, 50 000 à ceux du second. Le procureur général Manau regrettera, fait exceptionnel, que les magistrats de 1852-1856, étant morts, ne puissent rendre des comptes… L'affaire, sans être de la même ampleur que l'affaire Dreyfus, atteignit à une certaine célébrité d'ordre national.

Rosalie Doize fut accusée en 1861 d'avoir assassiné son père à Bailleul (Nord) pour des motifs mêlant la haine à l'appât du gain. Mise au secret, enfermée dans un cachot infâme (le « trou noir »), enceinte, elle finit par avouer. Malgré ses rétractations formelles[57], elle fut condamnée en août de la même année par les assises de Douai aux travaux forcés à perpétuité. Un an plus tard exactement, deux journaliers étaient condamnés pour le même assassinat. Les deux arrêts étant inconciliables, un nouveau procès se tint à Amiens en novembre 1862. Rosalie fut acquittée mais avec d'incroyables réticences de la part des magistrats : le procureur général Dufour de Monfor laissa clairement entendre que les menaces proférées par Rosalie contre son père pouvaient laisser supposer qu'elle avait souhaité, et peut-être collaboré à, sa mort. Une importante campagne de presse nationale n'aboutit à aucune décision judiciaire postérieure mais permit de remettre à Rosalie une importante somme d'argent qui servit à acheter une petite exploitation agricole.

Baffet et Louarn, modestes cabaretier et journalier du Finistère, furent condamnés en 1854 aux travaux forcés pour un vol avec effraction, violences et commis de nuit dans la maison d'un autre paysan, le vieux Guigourès. Ils moururent tous deux au bagne peu de temps après, Baffet à Brest, Louarn à la Guyane. Cinq ans plus tard, un hasard favorisa l'arrestation des vrais coupables, au nombre de quatre, qui furent condamnés à Quimper en janvier 1860. Les magistrats admirent ici que leur condamnation innocentait « implicitement » [sic] Louarn et Baffet. Mais ils étaient morts et ne pouvaient être réhabilités. Tout changea avec la loi de 1867 (voir plus haut). Les deux innocents morts au bagne furent solennellement et pleinement réhabilités par la cour de cassation en juin 1869. Les familles durent se contenter de cette réparation morale et de quelques subsides accordés volontairement par l'empereur et son épouse Eugénie.

Ces trois affaires situées dans un même contexte national ou à peu près présentent de grosses différences. Par la durée (44 ans, 2 ans, 15 ans) ; par le processus,

• très complexe dans l'affaire Vaux et Petit, avec de nombreux rebondissements, des décisions judiciaires multiples, un refus opposé à la révision par delà les changements de régime et finalement une loi votée à l'occasion de l'affaire et qui acquiert une portée normative,

• simple dans l'affaire Doize avec trois procès se succédant rapidement, une décision d'acquittement mais pas de réhabilitation malgré une campagne de presse nationale,

• intermédiaire dans l'affaire Louarn et Baffet bénéficiant quatorze ans après leur mort d'une loi qui n'avait pas vraiment été faite en faveur de leur mémoire, mais de celle d'un plus illustre condamné, pour laquelle elle ne servit pas utilement.

Mais aussi par le retentissement, très variable, national mais bref pour Rosalie Doize, national et prolongé pour Vaux et Petit, régional et très épisodiquement national pour Baffet et Louarn ; par l'attitude de la magistrature et des pouvoirs publics : l'acquittement mais avec refus de la réhabilitation dans l'affaire Doize, le refus obstiné durant des dizaines d'années pour Vaux et Petit, l'acceptation relativement rapide de l'erreur pour Baffet et Louarn.

Au-delà de ces différences, il n'en demeure pas moins de fortes similitudes, beaucoup plus instructives : une instruction rapide et même bâclée, le choix d'accusés jugés coupables presque immédiatement parce qu'ils (elles) ont « mauvaise réputation », sociale ou politique, les pressions morales ou physiques (dramatiques pour Doize et Vaux, moindres pour Baffet et Louarn — mais les témoignages et expertises donnaient leur culpabilité comme évidente) ; mais aussi le hasard qui amène l'arrestation des vrais coupables, dans deux cas sur trois au moins parce qu'ils manquent de la plus élémentaire prudence (dans l'affaire Baffet, on peut même parler de bêtise). Ce qui laisse à penser que dans certains (nombreux ?) cas, les vrais coupables, plus habiles, ont pour toujours échappé à la justice et que des innocents sont morts au bagne ou sous le couperet, et demeurés coupables pour l'éternité.

Le plus intéressant est sans doute l'attitude de nombreux magistrats, très commune d'une affaire à l'autre. En gros, l'idée dominante est souvent que « nos prédécesseurs » n'ont pas pu se tromper, ou en tout cas, pas se tromper complètement. D'où le moyen souvent infaillible d'éviter l'aveu fatal : les coupables innocentés sont peut-être juridiquement innocents (et encore, dans l'affaire Vaux, on maintient leur culpabilité) mais ils auraient pu commettre le crime et ils l'ont peut-être commis sinon par action du moins par pensée, par parole et par omission. C'est leur très grande faute, pas celle des juges. Dans l'affaire Baffet et Louarn, l'innocence est établie depuis huit ans lorsque des magistrats pas du tout concernés tentent — ici, en vain — de faire rebondir l'affaire en suscitant des interrogations sans aucun fondement : « On est porté à penser[58] que ces deux hommes avaient commencé à mettre à exécution leur projet dans la nuit même où le crime a été commis[59]. » Dans l'affaire Doize, Rosalie est soupçonnée, même après avoir été acquittée, d'avoir collaboré au moins d'intention avec les deux assassins, alors même que ces derniers le niaient. Pour Vaux et Petit, les magistrats inventent une bande « Vaux-Gallemard » (du nom du véritable instigateur des incendies) totalement imaginaire.

Même quand l'innocence des premiers condamnés est évidente, la magistrature se réfugie dans l'autorité de la chose jugée, principe salutaire on l'a vu, sauf qu'ici il sert à refuser une réhabilitation trop éclatante qui éclabousserait la justice. En 1860, à Quimper, le procureur Derôme approuve l'interdiction de publier les débats car cela ne pourrait qu'« ébranler la confiance et le respect qu'il est préférable de conserver aux arrêts de la justice[60] ». On pourra aller jusqu'à reprocher à un accusé ses aveux extorqués : en avouant des faits imaginaires, Rosalie Doize « a tenté la Providence en trompant les dépositaires de la justice, cet attribut divin[61] ». Pour un peu, il faudrait l'inculper pour outrage à magistrats… Le refus acharné de reconnaître la possibilité d'une erreur semble plus commun que la réception de l'appel de Faustin Hélie reproduit plus haut. C'est, on l'a vu, un des caractères majeurs de l'erreur judiciaire criminelle : la chose jugée élevée au rang de dogme. Pour la briser, il faut des circonstances exceptionnelles : un mouvement de masse animé par des esprits porteurs d'une notoriété transcendant le monde judiciaire (Voltaire, Zola), l'acharnement d'une famille pouvant amener des preuves de l'erreur totale ou parfois (Vaux et Petit) de la forfaiture commise par la justice, ou encore l'action de magistrats faisant passer la justice (au sens idéel) avant la justice (au sens institutionnel) : dans l'affaire Baffet et Louarn, le rôle du procureur Anger de Kernisan et du juge d'instruction Fornier fut décisif ; sans eux, la mémoire de deux innocents, hélas décédés, n'aurait jamais été réhabilitée. Il faut reconnaître que le nombre de ceux qui, sans aucun d'état d'âme, agissent ainsi, semble réduit — ce qui, à défaut d'être rassurant, est sans doute logique.

Il est probable que les choses ont, depuis, fort peu changé. De nombreuses affaires récentes l'ont montré et démontré. Non que la justice ne puisse jamais reconnaître ses erreurs : d'innombrables cas prouvent le contraire, et à tous les niveaux. Comme l'opinion publique ne range dans l'enfer des erreurs judiciaires que les erreurs définitives susceptibles de la seule et difficile révision, elle a tendance à ne pas tenir compte des multiples cas où la justice a arrêté les frais « avant », bien qu'avec des conséquences souvent irréversibles (par exemple en 1972-1973 dans l'affaire dite du notaire de Bruay-en-Artois). Mais même si l'on ne tient compte que du tout petit nombre de cas concernés par cette définition (l'affaire d'Outreau, en l'état actuel, n'en fait pas partie), l'effroi et l'indignation suscités par l'erreur judiciaire sont et demeureront entiers. Il est illusoire de prétendre la faire disparaître, pas plus que d'arriver à une sécurité aérienne ou alimentaire totales, même si notre société rêve d'une abolition complète du risque, ce qui est une autre question. Tout au moins peut-on imaginer des procédures de contrôle et de rectification plus rapides et plus efficaces, cela ne semblerait pas une exigence disproportionnée aux possibilités dont disposent la société, le pouvoir et l'institution et aux demandes que le corps social formule désormais envers toutes ses institutions.

Jean-François Tanguy



Jean-François Tanguy, ancien élève du lycée Chateaubriand, agrégé d'histoire, est maître de conférences d'histoire contemporaine à l'Université Rennes 2 ; il en dirige le département d'histoire depuis 1999. Il a soutenu en 1986 une thèse de doctorat intitulée Le Maintien de l'ordre public en Ille-et-Vilaine de 1871 à 1914, et poursuit actuellement ses recherches sur la justice, l'autorité administrative et politique et les représentations collectives au xixe siècle.


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[1] Cela pose problème, en fait : on va y revenir infra.

[2] Tzvetan Todorov, Les Morales de l'histoire, Paris, Grasset et Fasquelle, 1991, rééd. Hachette Pluriel, 1997, p. 168.

[3] Direct : toute idée a un effet pourvu qu'elle soit assez largement diffusée.

[4] À supposer que cela soit possible. On peut penser que de toutes façons, il existe ici une part de risque aléatoire impossible à réduire. On parlera d'erreur quand et seulement quand l'opération aura échoué — c'est le résultat, largement impossible à prévoir qui détermine a posteriori la qualification du jugement préalable.

[5] On me dira que sont ici confondues réussite et vérité, échec et erreur. En ce qui concerne l'erreur d'adéquation, la confusion est justifiée : on se propose un but et des moyens destinés à l'atteindre. L'utilisation de moyens inappropriés ou absurdes, l'erreur, conduit à l'échec.

[6] On verra ci-dessous qu'il peut y avoir d'autres sortes d'erreur judiciaire. Mais dans le langage courant, il s'agit de la variété de loin la plus importante. En fait, pour le grand public, la seule.

[7] Et qui repose sur des modes de raisonnement assez simples, ce qui ne veut pas dire simplistes.

[8] Effectifs au 20 novembre 2004. Bien sûr, cela change tous les jours, mais une vérification rapide semble montrer que la part de l' « erreur judiciaire » n'a pas tendance à fléchir…

[9] Remplacera-t-on « sanitaire » par « hygiénique » ? On obtient respectivement 8 et 1…

[10] Plus 28 « erreur en politique ».

[11] Non pas que la culture traditionnelle, des fabliaux à Molière, ait une vénération particulière à l'égard du savoir médical. Mais l'ignorance supposée des médecins n'était guère compatible avec la notion d'erreur. L'erreur professionnelle implique qu'il existe un savoir efficace et normalement maîtrisé que divers facteurs, de la négligence à une anormale incompétence, empêchent d'agir.

[12] Encore négligera-t-on ici l'erreur en matière de justice administrative — qui existe de semblable mais non identique façon.

[13] René Floriot, Les Erreurs judiciaires, Paris, Flammarion, 1968, p. 7.

[14] On n'a pas examiné la voie de l'opposition à un jugement, qui ne concerne que les parties absentes ou qui n'ont pas pu, pour toutes sortes de raisons surtout matérielles, faire valoir tous leurs droits. Cette question ne concerne pas à proprement parler l'erreur.

[15] Le Bien public (Dijon), 10 novembre 2004.

[16] Le Larousse encyclopédique en deux volumes (édition 2003) dit textuellement : « Erreur d'une juridiction portant sur la culpabilité d'une personne et entraînant sa condamnation. »

[17] Jacques Vergès, Les Erreurs judiciaires, Paris, P.U.F., 2002, p. 3.

[18] Encarta, 2003, article « Erreur judiciaire ».

[19] Encyclopaedia Universalis, version 6, article « Erreur judiciaire ».

[20] Célèbre victime d'une erreur judiciaire au sens restreint couramment admis.

[21] http://www.soutien-jean-michel.net/action_justice/erreur.htm (novembre 2004).

[22] Jean-Claude Soyer, Droit pénal et procédure pénale, Paris, L.G.D.J., 12e éd., 1995, p. 415.

[23] Gérard Cornu, Vocabulaire juridique, Association Henri Capitant, Paris, P.U.F., 4e éd., « Quadrige », 2003, p. 357.

[24] Maurice-édouard Lailler, Henri Vonoven, Les Erreurs judiciaires et leurs causes, Paris, 1897, p. 8. En italique dans le texte.

[25] Mis à part le cas un peu atypique du livre de René Floriot, qui d'ailleurs, après avoir montré que l'erreur judiciaire va bien au-delà de ce qu'on appelle d'ordinaire ainsi, prend ses exemples presque uniquement dans le champ pénal et très principalement criminel. Ce qui, au vu de sa carrière, n'avait rien d'étonnant.

[26] L'Erreur judiciaire de Jeanne d'Arc à Roland Agret, Benoît Garnot, dir., Paris, Imago, 2004.

[27] Voir (entre autres), René Girard, La Violence et le sacré. Paris, Grasset, 1972.

[28] Voir Frédéric Chauvaud [dir.], Le Sanglot judiciaire. La désacralisation de la justice (viiie-xxe siècle), Paris, éditions Créaphis, 1999.

[29] Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, Félix Alcan, 1893, rééd. P.U.F., 1986, p. 48.

[30] « Nous » désignant l'opinion la plus commune. Libre à chacun de réprouver fortement la fraude fiscale, la consommation occasionnelle de haschich ou même celle de tabac, le téléchargement illicite de musique sur Internet ou le stationnement interdit.

[31] Ibid., p. 60.

[32] Il existe une vérité judiciaire comme il existe une vérité mathématique. Elle décrit un modèle dont les rapports avec la réalité sont complexes. On ne peut s'étendre là-dessus, cela nous entraînerait trop loin. La loi du 28 avril 1832, modifiant l'article 309 du code pénal, créait le crime aujourd'hui bien connu de « coups et blessures volontaires suivis de mort sans intention de la donner ». Or, ce qui sépare ce crime du meurtre, bien plus sévèrement puni, est une pure question d'intention immédiate puisque dans les deux cas, il n'y a pas eu préméditation. Heureux celui qui peut énoncer « Je suis certain de l'intention qu'avait X à tel moment » et qui donc, comme Dieu, sonde les reins et les cœurs. Dire comme Todorov qu'on peut déterminer si le fait que X ait commis un crime est vrai ou faux est très simplificateur. Dans un grand nombre de cas, la justice évalue des circonstances, des intentions et donne un résultat dont les rapports à la réalité sont bien incertains.

[33] Voir Christian Morel, Les Décisions absurdes. Sociologie des erreurs radicales et persistantes, Paris, Gallimard, 2002.

[34] Frédéric Chauvaud, « Un “sujet de deuil” au xixe siècle. La fabrique des erreurs judiciaires », in B. Garnot, L'Erreur…, op. cit., notamment p. 154.

[35] Et quelques autres comme les très médiatiques Paul Lombard ou Gilbert Collard, sans compter des ouvrages racoleurs et vite rédigés.

[36] Comptage fait d'après l'inventaire cité par Jean-Claude Farcy, Magistrats en majesté. Les discours de rentrée aux audiences solennelles des cours d'appel (xixe-xxe siècles), Paris, C.N.R.S éditions, 1998. Ajoutons y trois discours pour le xxe siècle : au total, 10 sur 3645 ! Décidément, le corps n'aime pas les erreurs judiciaires…

[37] Ordre de grandeur : dans ce nombre, il y a au moins une ou deux affaires révisées plus tard.

[38] Stricto sensu, j'en compte cinq, en négligeant les vols avec violence graves mais non mortelles et les incendies volontaires.

[39] Voir par exemple, Amendement Lesurques, Notice historique par le baron de Janzé, Paris, Imprimerie Poupart-Davil et Cie, 1864, 36 pages. M. de Janzé était un député bonapartiste très influent.

[40] Faustin Hélie, conseiller à la cour de cassation, « Rapport à la cour », in Cour de cassation, Affaire Lesurques, Compte rendu complet accompagné de lettres autographes de Lesurques et de Dubosq , Paris, Librairie centrale, 1869, p. 148.

[41] Loi du 14 août 1885 (première loi Bérenger) sur la libération conditionnelle ; loi du 26 mars 1891 (deuxième loi Bérenger) sur le sursis ; loi du 8 décembre 1897 sur l'instruction ; loi du 10 mars 1898 facilitant la réhabilitation, etc.

[42] Augustin Oudin, loc.cit., pp. 5-6, 8, 19-20.

[43] Loi largement due à l'action du député Pierre Armand Vaux, fils de la victime d'une des plus graves erreurs judiciaires du siècle (voir à la fin de l'article).

[44] Au sens le plus restrictif : il ne tient pas compte des verdicts cassés et renvoyés devant une autre cour d'assises qui aurait alors déclaré l'accusé innocent.

[45] Pour les seules années 1983-1988, 19 demandes ayant passé le filtre de la commission et abouti à la cour de cassation qui en rejeta la très grande majorité (Aline Ficheau, Les Erreurs judiciaires, mémoire de DEA en droit, Lille II, 2002, p. 59).

[46] Comme souvent, la jurisprudence avait précédé la loi. Dès les lendemains de la loi de 1895, un arrêt de la cour de cassation, l'arrêt Druaux, avait ouvert la voie en annulant un verdict au prétexte qu'un fait nouveau faisait « douter de la culpabilité du prétendu criminel » (Cassation, 26 juin 1896).

[47] Comprendre les autres types d'erreur ici nous entraînerait beaucoup trop loin.

[48] Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique, Paris, 1851, Chapitre xix, « Application à l'organisation judiciaire, et notamment à la distinction des questions de fait et de droit », pp. 426-427. Cournot fut, post mortem, le dédicataire des Lois de l'imitation de Gabriel Tarde.

[49] Loi de Vichy, validée à la Libération.

[50] Source : Compte général de l'administration de la justice criminelle, Paris, un vol. par an depuis 1826 (compte rétrospectif pour les années 1826-1880).

[51] À propos du naufrage judiciaire dans l'affaire d'Outreau : « Le travail demandé est purement technique. On ne fait pas une instruction dans l'émotion. Si je ressens un certain nombre de choses, je n'ai pas à en faire part ici », a répondu le juge Burgaud (Le Monde, 9 juin 2004) ; et du même, « J'avais une mission technique. Même si je ressens un certain nombre de choses, je n'ai pas à entrer dans ce débat » (même source, sous la signature d'Acacio Pereira, 11 juin 2004).

[52] Notons qu'on ne fait pas assez souvent attention à la parole des victimes ou des parties civiles qui se dressent souvent contre la remise en cause de la chose jugée avec parfois autant et plus de vigueur (car ils ne sont pas tenus à un devoir de réserve) que les magistrats.

[53] Voir Anthony Poncier, « Les procureurs généraux du Second Empire » (C.R. de la thèse du même titre, Paris 10 Nanterre, 2002), Revue d'histoire du xixe siècle, n° 25, 2002. Sur l'esprit de corps, il existe des travaux récents, par exemple : L'esprit de corps, colloque, Paris I, Jeudi 12 et vendredi 13 juin 2003 ; et, issu de ce colloque, Marie-Christine Kessler, L'Esprit de corps dans les grands corps de l'État en France, disponible sur Internet.

[54] G. Palante, « L'esprit prêtre laïc », Le Mercure de France, septembre 1909, n° 293.

[55] Anatole France, Crainquebille, Putois, Riquet et plusieurs autres récits profitables, Paris, Calmann-Lévy, 1904, rééd. Gallimard, La Pléiade, Œuvres, t. 3, pp. 734-735.

[56] Sur ces trois affaires, relativement bien documentées, voir : Louis Devance, « Victimes d'un crime judiciaire. L'affaire Vaux et Petit (1851-1897) » in Benoît Garnot (dir.), Les Victimes, des oubliées de l'histoire, Rennes, P.U.R., 2000, pp. 409-424 ; et pour une version détaillée, Louis Devance, Entre les mains de l'injustice. L'affaire Vaux et Petit, 1851-1897, Dijon, E.U.D., 2000, 496 pp. Sur Rosalie Doize, Jean-Claude Farcy, « L'affaire Doize (1861-1862). Du Trou noir d'Hazebrouck à la réforme de la procédure pénale », in B. Garnot, L'Erreur… , op. cit., pp. 171-192. Sur Baffet et Louarn, J.F. Tanguy, « Louarn et Baffet, une erreur judiciaire sous le Second Empire », in B. Garnot, ibid., pp. 193-228.

[57] Elle avait avoué, dit-elle, pour sauver la vie de son enfant à naître. Les privations et souffrances endurées aboutirent toutefois à la mort de ce dernier en très bas âge.

[58] Rien dans le dossier ne conforte une telle opinion.

[59] J.F. Tanguy, loc.cit., p. 217.

[60] J.F. Tanguy, loc.cit., p. 208.

[61] J.C. Farcy, loc.cit., p. 176.


Lycée Chateaubriand Second Cycle, Abibac, Classes Préparatoires

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